La philosophe Gabrielle Halpern et l’artisan-hôtelier, Cyril Aouizerate, cofondateur des hôtels Mama Shelter, fondateur et président de MOB Republic : MOB Hôtel et MOB House publient le livre « Penser l’hospitalité – L’Artisan-hôtelier et la Philosophe ». Il s’agit du deuxième livre de la collection « Hybridations » créée et dirigée par Gabrielle Halpern aux Editions de l’Aube. Après une plongée philosophico-gastronomique avec « Philosopher et Cuisiner : un mélange exquis – Le Chef et la Philosophe » coécrit avec Guillaume Gomez, venez découvrir les ressorts et les joies de l’hospitalité !
« Et si un hôtel était plus qu’un hôtel ? Et s’il était à la fois un miroir et un angle mort de notre société, reflétant et cachant ses besoins, ses habitudes, ses préjugés, ses angoisses, ses fantasmes et ses métamorphoses ? S’inscrivant dans une histoire longue de l’hospitalité – qui était synonyme de sécurité et de survie pour les voyageurs –, la réinvention de l’hôtellerie peut initier un nouveau rapport au vivant et au non-vivant, à condition d’accepter de jouer un rôle inédit au sein des territoires, de la société, de la nature ». Et si le secteur de l’hôtellerie était un prétexte pour penser la magnifique question de l’hospitalité ?
Comment concevez-vous l'hospitalité et comment se traduit-elle dans vos activités respectives ?
Gabrielle Halpern : Le mot « hospitalité » me fait immédiatement penser à une phrase de Sarah Bernhardt que j’aime beaucoup : « l’hospitalité est une qualité, faite de saveur primitive et de grandeur antique ». Face aux grosses questions philosophiques à majuscule comme la Liberté, la Justice, le Bonheur, la Nature ou la Vérité, l’hospitalité pourrait sembler une intruse au visage pâle… Elle ne figure pas au programme de philosophie de terminale, et pourtant, elle constitue à mes yeux une grande question philosophique, à la fois universelle et atemporelle. S’interroger sur l’hospitalité, c’est s’interroger sur la relation à l’autre ; or, dans la vie, le sujet, l’enjeu, - pour ne pas dire le problème -, c’est toujours la relation à l’autre ! Elle interroge aussi la question des frontières, du seuil, du dedans et du dehors, de l’étranger et du familier, du don et de la dépendance. En tant que philosophe, cette question me fascine donc, parce qu’elle est immense, vertigineuse. Je la côtoie indirectement depuis des années à travers mes travaux de recherche en philosophie sur l’hybridation, parce que ces deux notions sont finalement très proches. Qu’est-ce qui fait que j’accepte de sortir de moi-même pour m’intéresser à l’autre ? Qu’est-ce qui fait que je fais un peu d’espace en moi pour faire de la place à l’autre ? Sous quelles conditions suis-je capable d’accueillir l’autre ? Sous quelles conditions suis-je à même de vaincre ma peur de me laisser submerger par l’autre ? L’hospitalité fait partie de l’hybridation, parce qu’elle porte en elle une éthique de la relation à l’autre. Elle fait aussi référence au don sans contrepartie, au geste gratuit ; dans une société comme la nôtre, est-elle encore possible ?
Mais au-delà de mes travaux de recherche, l’hospitalité est une certaine manière pour moi d’être philosophe. Comment se traduit-elle dans mes activités quotidiennes ? Quand j’ai suivi mes études de philosophie à l’École Normale Supérieure, nous étions alors en 2008, en pleine crise financière économique, le monde s’effondrait autour de nous et nombreux étaient ceux qui me disaient « mais où la philosophie va-t-elle te mener ? Cela ne sert à rien » ! Ces remarques m’horripilaient ! Elles m’horripilaient d’autant plus que je sentais que si les gens s’interrogeaient à ce sujet, c’est peut-être parce que, ces dernières décennies, le philosophe avait déçu, qu’il n’avait pas été là où il aurait dû être, qu’il n’avait pas répondu présent lorsque l’on avait eu besoin de lui et qu’il avait donc perdu sa légitimité, son utilité. De fait, nous passions notre vie à faire des commentaires de texte de Descartes et de Spinoza… Quel est le rôle du philosophe dans la Cité ? Cette question m’obsédait ! Ce rôle du philosophe, je l’ai donc cherché dans de nombreux mondes, - politique, académique, religieux, économique…
Aujourd’hui, je dirais que les philosophes ne peuvent pas être dans un monde ou dans un autre, ils ne peuvent pas se cantonner à une seule identité ; ils sont forcément au cœur de mille mondes. Leur responsabilité est d’être des ingénieurs qui construisent sans cesse des ponts entre les métiers, entre les mondes, entre les idées, entre les identités, entre les êtres humains. Leur rôle, qui est en même temps un devoir, est d’hybrider, sans cesse et sans relâche et d’apporter du sens à ces hybridations.
Mais pour réaliser cette mission, - et c’est ce que j’ai compris ces dernières années -, ils ont le devoir de se poser cette question : quel est le rôle de la Cité pour les philosophes ? Le philosophe doit accueillir la Cité en lui et dans ses travaux, au lieu de rester enfermé dans son bureau ou dans son laboratoire de recherche. Il doit faire preuve d’hospitalité par rapport à la réalité, au lieu de la dédaigner ou de l’ignorer.
Pour comprendre le monde, pour jouer pleinement son rôle dans la Cité, le philosophe doit être hospitalier à l’égard des autres et « laisser entrer la foule des hommes et la foule des vivants »[1], pour reprendre les mots de Jean Jaurès. Être philosophe, ce n’est pas s’enfermer dans le monde des Idées, c’est accueillir la réalité.
Cyril Aouizerate : Tu cites les mots de Sarah Bernhardt, « antique », « primitif », et de fait… Reprenons les images des auberges d'antan. Je dis souvent, un peu pour taquiner mes confrères de l'hôtellerie, que finalement, depuis 1000, 1500 ans, nous n’avons pas tellement inventé ou réinventé ce domaine, cette question de l'hospitalité. A l’époque des auberges, ces lieux étaient déjà des restaurants, avec une cuisine familiale, avec un escalier en bois qui menait à une coursive, qui, elle-même, donnait accès à des chambres. Les hôtels d'aujourd'hui ont des chambres rectangulaires comme elles l'étaient avant, elles ont un ascenseur, au lieu d'un escalier, pour mener aux chambres… Mais on voit bien que l'hôtel n'a finalement pas beaucoup innové, sans doute parce que ce secteur d'activité s’est lié à l'immobilier et nécessite des capitaux très importants. Il est donc entre les mains de conservateurs, qui veulent des situations de monopole, de domination, et l’on sait très bien que c’est ce genre d’état d’esprit qui empêche la créativité. J’essaie au contraire d’avoir toujours un sentiment d'inquiétude, un sentiment d'insécurité pour m’obliger à être sans cesse au bord du précipice : faire des choses qui sont anachroniques, des choses qui sont impensées, mais non insensées, prendre des risques. Voilà ce qui peut sauver l’hôtellerie ! A l’époque moyenâgeuse ou post-moyenâgeuse, les chemins étaient dangereux, il y avait des dangers physiques, naturels, et il y avait le danger des hommes également. L'auberge était donc un lieu de sécurité au gré du voyage, et le temps d'un arrêt, on pouvait s'occuper de ses chevaux, de ses mules. On leur donnait du foin, on leur donnait de l'eau, on allait se reposer. Les auberges avaient une fonction de restauration, de repos, mais elles avaient aussi une fonction de sécurité. La question que je me pose aujourd'hui est la suivante : quelle peut être ou quelle doit être la fonction d'un hôtel ? Si je suis vraiment honnête, si l’on est tout à fait rationnel, je pense qu'en réalité, il n'y a plus aucune raison pour que les hôtels existent ! La seule justification de leur existence réside uniquement dans la question du service, c’est-à-dire dans le fait qu’il y ait encore des hommes et des femmes qui, quand ils partent en voyage, ne veulent pas faire leur lit et ne veulent pas cuisiner. Donc c’est le service, c'est uniquement cela. Tout le reste peut se trouver ailleurs. Je dis cela exprès, - en sciant la branche sur laquelle je suis assis -, parce que je pense qu'on ne progresse que si l’on se dit les vérités, même si ces vérités font peur. Il faut être beaucoup plus réaliste sur la possibilité de survie de notre activité, parce que je crois que c'est en se posant ces questions-là que l'on pourra trouver les nouveaux chemins qui feront de l'hôtel à la fois un lieu fonctionnel et un passage obligé pour le voyage de demain, qu’il soit professionnel ou de loisir. Je pense qu'il est temps, si l’on veut que ce monde de l'hospitalité soit plus créatif, de prendre beaucoup plus de risques.
Je ne me vois d’ailleurs pas tant comme un chef d’entreprise que comme quelqu’un qui est investi d’une mission. J’ai longtemps cru qu’il y avait quelque chose dans l’engagement politique qui pouvait participer à la réalisation d'un projet collectif par l'émancipation individuelle, et notamment intellectuelle. Rapidement, et sans doute parce que je n'en ai ni le talent ni la patience, je me suis dit que j'allais opter pour une autre voie, en travaillant sur des micro-organismes, un peu comme un fou de laboratoire. Et mon micro-organisme à moi, c'est l'hôtel ! Au sein de ce micro-organisme, qu'est-ce que je tente ? De favoriser la rencontre et, au-delà, la pluralité des rencontres. Il y a un premier point, qui est la question de la démocratisation. J'ai toujours créé des lieux ouverts, par leurs prix, au plus grand nombre. Si l’on ne peut pas venir boire une bière au même prix qu'une bière juste à côté, il y a peu de chance que j'ai des riverains ou des voisins qui fréquentent mon hôtel. Or, justement, cela ne m’intéresse pas de créer un hôtel fermé ; je veux qu’il s’ouvre sur la ville et qu’il soit pensé en continuum avec le reste du quartier, avec le reste du territoire.
Pour découvrir le livre: https://www.leslibraires.fr/livre/21412173-penser-l-hospitalite-l-artisan-hotelier-et-la--gabrielle-halpern-cyril-aouizerate-editions-de-l-aube
[1] Henri Bergson, cité dans Essai sur les données immédiates de la conscience, notes p. 289-290.
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