Tribune publiée par la philosophe Gabrielle Halpern dans Usbek et Rica
Quelle est la place du commerce? Quel est le rôle que nous souhaitons lui donner? Quel est le sens que nous voulons lui accorder?
Dès l’apparition du mot « commerce » dans l’Empire romain, deux idées y ont été intimement liées : le négoce et la relation. Le sens économique donc, avec l’échange de marchandises. Le sens social et humain, avec les rapports, les relations entre les personnes. Nos arrière-grands-parents parlaient du « commerce d’amitié », du « commerce d’affection » entre deux êtres ; le commerce, comme relation à l’autre. S’il y a pu avoir une forme de séparation entre ces deux dimensions du commerce, - comme en témoignent la démultiplication de lieux restreints au simple échange marchand -, il est urgent de les réconcilier… Ou, de les hybrider[1] !
Et si l’on mettait un piano au centre d’un supermarché ? Ou sur ses murs, des œuvres de jeunes artistes contemporains ? Et si l’on y installait un espace convivial où prendre des cours de yoga ou une petite cuisine pour apprendre aux enfants à cuisiner ? Et si ce supermarché avait des ruches sur son toit ou des cultures de roquette et de petits pois dans son sous-sol accessibles aux visiteurs ? Et si les magasins vendaient les fruits et les légumes cultivés sur les terrains alentour ? Et si les commerces étaient pilotés d’une manière coopérative dans un esprit social et solidaire où les clients seraient aussi les responsables du lieu[2]? Et si les magasins se transformaient en tiers-lieux, c’est-à-dire en lieux hybrides mêlant commerce, pédagogie, jeu, entraide, coworking ou encore artisanat[3] ?
La grande révolution qui attend le commerce est ici : dans l’hybridation générationnelle, sociale, sectorielle, professionnelle et territoriale.
Il est toujours plus facile de fermer des magasins, au nom de la transition numérique, par paresse de l’intellect et de l’imagination, en arguant qu’il faut "aller dans le sens de l’histoire", plutôt que de les réinventer en allant dans le sens de la géographie, c’est-à-dire en participant au développement territorial ! Si l’avenir du commerce se résume à ce que chacun fasse ses courses derrière son écran, ce projet de société n’est pas très intéressant. Ceux qui utilisent le terme d’hybridation pour signifier que c’est « ajouter du numérique à ce que je fais » ou faire du « présentiel et du distanciel » n’ont rien compris à la révolution de l’hybridation, qui ne saurait se réduire à cela! Non, le « commerce hybride » ne se réduit pas au commerce multi-canal ou omnicanal ; le commerce hybride, véritablement hybride, sera le commerce qui osera sortir de sa case et faire des mariages improbables vers l’art, l’éducation, la culture, la nature, le parc d’attraction ou le sport, afin de remettre la relation en son cœur.
Si la société industrielle s’est transformée en société de service, il est temps de transformer cette dernière en « société de la relation »[4] où il s’agira de créer une relation dans laquelle les clients auront envie de s’impliquer, sachant qu’il y a relation, - c’est-à-dire vraie rencontre -, lorsqu’il y a « métamorphose réciproque »[5]…
Par une terrible incapacité à comprendre ce qui n’entre pas dans nos cases, nous sommes emprisonnés dans de trop nombreux préjugés. Un musée est un musée, un centre commercial est un centre-commercial, une gare est une gare, une usine est une usine, un opéra est un opéra… Et gare à ce qui oserait déborder de ces catégories ! Et pourtant, nous assistons à un processus d’hybridation de notre monde, qui peut devenir la grande tendance de notre temps. Preuve que nous en avons (presque) fini avec notre angoisse de ce qui n’entre pas dans nos cases ; une angoisse, qui nous a conduit, pendant des siècles[6], à ignorer, voire à rejeter tout ce qui, dans la réalité, pouvait sembler de près ou de loin hybride, c’est-à-dire hétéroclite, contradictoire, incasable. Une angoisse, que nos ancêtres de l’Antiquité grecque, ont incarnée dans la figure du Centaure[7], - figure hybride, par excellence -, presque toujours décrite, dépeinte ou sculptée comme menaçante. Ce qui est hybride nous veut-il du mal ? C’est ce dont nous avons été persuadés pendant longtemps. Or, nous commençons enfin à comprendre combien l’hybridation peut être une véritable chance pour notre société et pour ceux qui l’habitent.
Il s’agit d’hybrider le commerce en mêlant le marchand et le non-marchand, le matériel et l’immatériel, des produits et des services, pour faire advenir de nouveaux usages, provoquer des rencontres, attirer des générations différentes, reconstruire des points de repères et stimuler la vue, l’ouïe, le goût, le toucher, l’odorat, l’imagination, la réflexion et la mémoire. Osons transformer la réalité au lieu de prendre la fuite devant notre devoir et d’être tentés de la supprimer pour la recréer ailleurs – en métavers[8] - d’une manière virtuelle !
Quel formidable défi, - et quelle belle responsabilité ! -, pour le commerce que d’œuvrer à cette hybridation, en cassant les fractures et les silos qui divisent notre société ! S’il fallait trouver une raison d’être au commerce, elle est là.
[1] Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Eloge de l’hybridation, Le Pommier, 2020. [2] https://www.franceinter.fr/emissions/esprit-d-initiative/esprit-d-initiative-du-jeudi-06-janvier-2022 [3] Gabrielle Halpern, La Fable du centaure, HumenSciences, 2022 (une bande dessinée illustrée par Didier Petetin). [4] Halpern Gabrielle, Penser l’Hybride, Thèse de doctorat en philosophie, 2019 ; http://www.theses.fr/2019LYSEN004 [5] Halpern Gabrielle, Penser l’Hybride, Thèse de doctorat en philosophie, 2019 ; http://www.theses.fr/2019LYSEN004 [6] Gabrielle Halpern, Penser l’hybride, Thèse de doctorat en philosophie, 2019. [7] Gabrielle Halpern, « Tous centaures ! Eloge de l’hybridation », Le Pommier, 2020. [8] https://usbeketrica.com/fr/article/l-etre-humain-est-il-l-animal-du-metavers
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