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Radio RCJ: « Porter les morts sur nos épaules » au Musée d’art et d’histoire du judaïsme

Photo du rédacteur: gabriellehalperngabriellehalpern

Cette chronique est présentée par Gabrielle Halpern chaque mardi dans le journal de 12h sur la Radio RCJ et vous offre un regard philosophique sur l'actualité.


"Aujourd’hui, je souhaiterais vous parler d’une exposition un peu particulière du Musée d’art et d’histoire du judaïsme, à Paris, consacrée à la figure du dibbouk. Pour reprendre les mots de la pièce de théâtre Le Dibbouk : entre deux mondes de Shalom Anski, « le dibbouk correspond à ces âmes des personnes dont la lumière a été éteinte avant l’heure ». Des âmes qui se situent donc entre deux mondes, ceux des vivants et des morts. Du fait de son caractère hybride, la figure du dibbouk m’a toujours fascinée. Pour ceux qui m’écoutent pour la première fois, je précise que c’est parce que cela fait près de quinze ans que je consacre mes travaux de recherche en philosophie à la question de l’hybridation, qui est la grande question de ma vie. Le dibbouk, c’est l’âme errante, qui vient hanter le corps d’un vivant ; c’est la figure de l’entre-deux, du chevauchement, de l’appartenance plurielle, semblable à celle du centaure[1]. Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, le dibbouk n’est pas forcément un démon, il peut être une figure familière, le proche mort trop tôt, mort trop mal… Si tant est que l’on puisse bien mourir. Dès la première salle de l’exposition, nos yeux se portent sur la représentation d’un homme au dos courbé, marchant péniblement avec une canne et portant un squelette sur ses épaules. Un dibbouk !

 

J’aime cette légende née dans l’imagination de nos ancêtres, parce que je suis convaincue qu’il ne s’agit pas d’une simple légende. A travers cette figure se dessine l’idée que nos morts ne disparaissent jamais complètement tant que nous les portons en nous, à moins que ce ne soient nos morts qui nous portent. A vrai dire, on ne sait plus vraiment qui porte qui.

 

Shalom Anski écrit cette phrase dans Le Dibbouk : « L’homme vient au monde pour une belle, une longue vie. Mais s’il meurt avant l’heure, qu’advient-il de sa vie inachevée, où vont les jours qu’il n’a pas vécus ? Ses joies et ses peines ? Les pensées qu’il n’a pas eu le temps de mûrir, les actions qu’il n’a pas eu le temps d’accomplir ? ». Les corps ont beau disparaître, en terre, en cendres ou en fumée, les vies qui n’ont pas été vécues demeurent, comme si la nostalgie de ce qui n’avait pas pu avoir lieu était une force suffisamment puissante pour survivre à tout, même à la disparition. La nostalgie de nos morts, nous la portons en nous et elle nous porte. Notre âme porte les cicatrices et les rêves des générations qui nous ont précédées, de nos amis, de tous les êtres que nous avons aimés et dont nous avons été séparés.

 

Combien de dibboukim portons-nous sur nos épaules? Combien de dibboukim utilisons-nous comme canne pour marcher ? En sortant de cette exposition, je me suis fait cette réflexion : les dibboukim n’ont pas le monopole de l’entre-deux. Nous, vivants, sommes des êtres hybrides, nous aussi ; à travers le souvenir de ceux que nous avons aimés, nous avons un pied dans plusieurs mondes, dans la vie et dans la mort. « Les dibboukim sont une présence. Ils sont notre mémoire dont nous ne voulons pas, ne pouvons pas et ne devons surtout pas nous libérer », selon l’écrivain Hanna Krall.

 

Comment pouvez-vous être sûrs et certains que vos rêves, vos angoisses, vos désirs, vos nostalgies, vos questions sont bien les vôtres ? A travers nos vies, ne nous prolongeons-nous pas les uns les autres ? Ne serait-ce pas une folie de croire que nous ne sommes pas enchevêtrés les uns dans les autres ?"


[1] Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Eloge de l’hybridation, Le Pommier, 2020.


@Tous droits réservés



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