Cette chronique est présentée par Gabrielle Halpern chaque mardi dans le journal de 12h sur la radio RCJ et vous offre un regard philosophique sur l'actualité.
« Alors que nombre de personnes pensent que la philosophie est une matière complètement déconnectée du réel et sans aucune utilité, la lecture ou la relecture d’Hannah Arendt, en cette période trouble que nous vivons, pourrait s’avérer salutaire. En effet, cette dernière écrit dans son essai intitulé Condition de l’homme moderne une phrase qui semble avoir été rédigée aujourd’hui et qui plonge inévitablement son lecteur dans une tortueuse méditation.
« Alors que les hommes ont toujours été capables de détruire n’importe quel produit humain et qu’ils sont même capables aujourd’hui de détruire ce que l’homme n’a pas fait – la Terre et la nature terrestre – ils n’ont jamais pu et ils ne pourront jamais anéantir ni même contrôler sûrement le moindre des processus que l’action aura déclenchés ».
Avec son sens de la formule, Hannah Arendt distingue de manière ironique ce qui relève du pouvoir de l’être humain, voire de sa super-puissance, et ce qui relève de son impuissance. Détruire une assiette, détruire un amour, détruire une cathédrale, détruire une entreprise, détruire un village, détruire un contrat social est somme toute assez facile. Détruire un coquelicot, une espèce animale, un paysage ou l’eau d’une rivière est jeu d’enfant…
Mais la super-puissance de l’être humain n’est pas toute-puissance et nous avons beau nous enorgueillir de développer les technologies les plus sophistiquées, nous demeurons piteux face à l’irréversibilité de nos actions et de leur chaîne de conséquences. Nous pouvons réparer, compenser, atténuer, dédommager, mais nous ne pouvons pas maîtriser la cascade de conséquences provoquées par nos actions. Pire, nous ne pouvons pas maîtriser la cascade de conséquences provoquées par le moindre des mots que nous avons prononcés. Cela signifie que nous devons réfléchir à deux fois avant d’agir et de parler. Cet engrenage, dont nous pouvons si facilement devenir le prisonnier, relève de notre totale, entière et complète responsabilité. S’il est facile de détruire des choses, des objets, des minéraux, des végétaux, des animaux et d’autres êtres humains, il est impossible de détruire l’avenir d’une action une fois qu’elle a été accomplie.
Ce qu’Arendt cherche à nous rappeler, c’est que nous sommes tous responsables, individuellement, pleinement, ici et maintenant, à l’égard de nous-mêmes, comme à l’égard des autres, à l’égard de notre passé, comme de notre avenir. Nous avons beau imaginer toutes les technologies possibles pour nous délester de cette responsabilité et la leur déléguer, jamais nous ne pourrons « anéantir ni même contrôler sûrement le moindre des processus » que nos actions auront déclenchés. Ni les robots tueurs, ni les assistants virtuels rêveurs ne pourront nous en débarrasser. Cette éthique de la responsabilité est plus grande encore qu’un battement d’ailes de papillon ! »
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