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Cette chronique est présentée par Gabrielle Halpern chaque mardi dans le journal de 12h sur la radio RCJ et vous offre un regard philosophique sur l'actualité.
Alors que notre pays vient de connaître un taux d’abstention impressionnant lors des élections régionales, les pistes pour comprendre ce phénomène pourraient nous conduire... jusqu'à Aristote!
« Il n’y a plus de vie privée » ! C’est ce que nous entendons si souvent, dans les médias ou à l’occasion de conversations avec des proches et des moins proches… Mais c’est exactement l’inverse de ce à quoi nous assistons réellement. Ce qui a bel et bien disparu, c’est la vie publique !
L’abstention impressionnante lors des élections régionales en est un symptôme de plus. En réalité, à force de publier les photos de ses vacances, de son plat au restaurant, de sa dernière coupe de cheveux, à force de raconter ses bonheurs et ses malheurs sur les réseaux sociaux, c’est la vie privée qui a débordé de son lit et qui a complètement absorbé la vie publique pour la faire disparaître petit à petit et régner en maître.
Mais comment un tel phénomène a-t-il pu voir le jour ? Hannah Arendt nous donnait déjà en son temps quelques pistes… Tout le problème vient de ce que nous avons mal compris les mots d’Aristote qui définissait l’être humain comme « un animal politique ».
Les Romains ont dénaturé la pensée du philosophe grec en la traduisant en « l’homme est un animal social ». Cette terrible erreur de traduction n’a rien d’une anecdote ; en passant du politique au social, nous avons perdu le sens du politique et la conception de la vie publique qu’il sous-tendait.
Chez les Grecs, la vie publique était celle où l’on pouvait exister véritablement et être authentiquement « humain », puisque c’était la vie où l’on agissait, où l’on initiait quelque chose.
Face à cette vie publique extra-ordinaire, il y avait la vie privée. « Privée », car c’était la vie où l’on était privé de quelque chose. En assimilant le politique au social, nous avons fait de la politique une simple fonction de la société. Puis peu à peu, la vie privée a étendu ses tentacules pour recouvrir tout le domaine de la vie publique.
Si de plus en plus de citoyens ne viennent plus voter, c’est parce que la vie privée a pris tout l’espace et tout le temps et qu’elle a littéralement dévoré la vie publique. Au fur et à mesure que l’abstention s’accroît, le nombre de citoyens décroît.
A l’heure où beaucoup critiquent les personnalités politiques pour rejeter sur eux la faute de cette abstention, il serait salutaire, au contraire, de réveiller les citoyens endormis dans les selfies et de faire revivre la vie publique, en refusant les tentatives assimilationnistes de la vie privée sur elle.
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