Cette chronique est présentée par Gabrielle Halpern chaque mardi dans le journal de 12h sur la Radio RCJ et vous offre un regard philosophique sur l'actualité
On entend toute la journée des gens parler. Je dis bien « parler », et non « se parler », car beaucoup de gens parlent, sans se parler… et la nuance est grande ! Dans cette ère de la communication permanente où « je parle, donc je suis », il me semble important de réfléchir au sujet - plus que d’actualité - de la prise de parole. Mais je souhaite y réfléchir avec vous sous l’angle du… bégaiement !
Oui, cela peut sembler un peu étrange, mais le bégaiement pourrait exprimer, - sans jeu de mots -, des choses importantes à ce sujet. Bégayer, nous dit le dictionnaire, c’est parler avec difficulté, en articulant mal les mots, en répétant une syllabe plusieurs fois de suite[1]. Il y a une difficulté, - et, au-delà, une douleur -, à parler ; comme s’il s’agissait d’une épreuve, comme si le bègue avait conscience du poids de chaque mot. Un poids tel, qu’il a du mal à sortir de la gorge. Comme si certaines syllabes étaient coupantes, tranchantes, grosses comme une montagne à accoucher !
A l’heure où les mots se déversent des bouches comme un torrent, à la télévision, à la radio ou dans les réunions, je peux vous affirmer, - et j’en sais hélas quelque chose -, que personne ne réfléchit plus à ce qu’il dit qu’une personne qui bégaie !
Personne n’a plus conscience que lui de l’importance de chaque mot ; et dans le mot, de l’importance de sa composition, de ses syllabes, de ses lettres. En étant une mise à distance incontrôlée vis-à-vis du langage, le bégaiement nous rappelle que le langage, justement, il faut savoir le mettre à distance pour ne pas dire tout et n’importe quoi ! Aharon Appelfeld écrivait d'ailleurs dans son livre Mon père et ma mère qu’« un bégaiement surgi de la détresse peut être l’expression d’une vérité ».
Une question fondamentale, qui m’a toujours fait beaucoup réfléchir, se pose alors : pourquoi Moïse, l’homme choisi par Dieu pour libérer le peuple hébreu de l’esclavage et le conduire en Terre promise, bégayait-il ? Pourquoi avoir choisi un bègue pour une telle mission ?
Le bégaiement est un péage, une frontière qui bloque, qui restreint, qui divise, décompose et découpe les mots, toujours au hasard et toujours par surprise, comme pour rappeler à chaque fois que l’on prend la parole que parler n’est jamais anodin, que chaque mot a son poids, son destin, sa capacité à consoler ou à blesser, sa capacité à changer le monde ou à le détruire.
Et si le bégaiement était un don, et non un handicap ?
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