Cette chronique est présentée par Gabrielle Halpern chaque mardi dans le journal de 12h sur la radio RCJ et vous offre un regard philosophique sur l'actualité.
"Bonjour à tous ! Ce que j’aime avec la philosophie, c’est entre autres le fait qu’elle se trouve dans les choses les plus anodines. Je dirais même qu’elle se trouve surtout dans les choses les plus anodines. Mais il n’y a jamais rien d’anodin dans les choses anodines, vous le savez bien !… Laissez-moi alors vous raconter une histoire, une anecdote qui n’est pas si anecdotique que cela.
L’autre jour, alors que j’étais à l’aéroport et que j’attendais mon avion, j’ai vu une longue file d’attente devant les toilettes des femmes. Oui, je vous avais prévenu que cette chronique allait vous sembler anecdotique. Donc, je reprends, je vois une longue file d’attente. Et le temps passe, le temps passe. Les femmes s’impatientent. Un jeune homme qui devait avoir dans les 19-20 ans à peine et qui travaillait au service d’hygiène de l’aéroport arrive, entre dans les toilettes et nous dit : « mais il faut pousser les portes, Mesdames, il y a plein de toilettes libres ! ». Et effectivement, poussant quatre ou cinq portes de toilettes, il nous fait la démonstration que personne n’y était et que nous n’attendions pour rien.
« Il faut pousser les portes ! ». La première personne de la file d’attente n’ayant pas eu cette curiosité, toutes les autres qui sont venues la rejoindre en ont déduit que tout était occupé, sans même jeter un œil aux petits loquets verts ou rouges…
« Il faut pousser les portes ! ». Cela m’a semblé une métaphore de nos vies. Combien de fois n’osons-nous pas pousser les portes ? Combien de fois ne prenons-nous même pas la peine de regarder, de vérifier si elles sont fermées ou ouvertes ? Combien de fois faisons-nous confiance à notre logique et ignorons-nous la réalité ? Combien de fois nous joignons-nous au troupeau et sommes-nous aveuglés par notre instinct grégaire ? Nos automatismes auraient-ils tué en nous toute curiosité ? Qu’est-ce qui, en nous, engendre de mauvaises inductions et de mauvaises déductions ? A partir de quand renonçons-nous à être curieux, transgressifs, à interroger les apparences, à les remettre en question ? Cette anecdote m’a rappelé cette histoire racontée par Franz Kafka : « Un homme de la campagne demande à avoir accès à la Loi ; mais le gardien des portes de la Loi lui explique qu’il ne peut pas l’autoriser à entrer. Il n’est, lui, que le premier des gardiens, les autres, qui se trouvent à l’intérieur, étant bien plus puissants. L’homme espère en vain l’autorisation. Assis sur un escabeau, il attend de longues années. Au moment où il va mourir, le gardien lui confie à l’oreille : "Personne que toi n’avait le droit d’entrer ici, car cette entrée n’était faite que pour toi, maintenant je pars et je ferme"". La parabole « Vor dem Gesetz » (Devant la Loi) est un des textes les plus célèbres de Kafka et l’un des rares qu’il ait publiés de son vivant.
Chacun de nous, tout au long de sa vie, fait face à des portes et aux gardiens qui les hantent. Allons-nous perdre notre temps, perdre notre vie, en attendant qu’elles s’ouvrent par magie ou aurons-nous la curiosité, le courage, le réflexe de les ouvrir ? "Il faut pousser les portes !""
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