Cette chronique est présentée par Gabrielle Halpern chaque mardi dans le journal de 12h sur la radio RCJ et vous offre un regard philosophique sur l'actualité.
"Il est tout de même bizarre que ces hommes qui se sont donné du mal pour fabriquer la nourriture que tu manges, les vêtements que tu portes ou la maison que tu habites, toutes ces choses essentielles pour ta vie, soient tous de parfaits inconnus », écrivait l’auteur japonais Genzaburô Yoshino dans le livre Et vous, comment vivrez-vous ?, publié en 1937… Depuis cette année, la situation s’est-elle vraiment améliorée ? Il semblerait au contraire que ce contact perdu dans la chaîne de valeur perdure et que les blocages actuels des agriculteurs en colère en soit l’un des tristes symptômes.
En réalité, la crise que nous traversons n’est pas seulement économique, financière, sociale, écologique, institutionnelle, européenne, territoriale ou politique ; ce que nous vivons, c’est avant tout une crise de notre rapport à la réalité, comme si les liens avaient été rompus entre la nature et la société, entre les agriculteurs et les consommateurs. Combien d’enfants pensent-ils que les carottes râpées poussent dans les placards ? Il suffit de se rendre au Salon de l’agriculture pour le constater chaque année : si ce Salon n’existait pas, beaucoup de gens n’auraient pas vu une vraie vache de leur vie !
Alors que la guerre en Ukraine avait déjà commencé à mettre sous le feu des projecteurs la question géopolitique essentielle de la souveraineté alimentaire, l’agriculture n’a malheureusement pas été l’objet d’une véritable attention politique. L’erreur est d’avoir considéré l’agriculture comme un secteur comme un autre en difficulté, alors qu’elle ne constitue pas un « secteur ». La faute est d’avoir appréhendé les agriculteurs comme une catégorie socio-professionnelle comme une autre, alors que le corps citoyen ne saurait se laisser découper ainsi en morceaux sans que cela ne crée d’absurdes frontières, de stupides injonctions contradictoires et de terribles fractures. En réalité, le drame est que l’agriculture n’a pas été l’objet d’une juste considération civique. Car oui, nous avons oublié que cette question relève du contrat social et que nous tombons dans un piège, lorsque les membres de ce contrat social se méconnaissent, voire s’ignorent, et que certains deviennent de parfaits inconnus pour les autres. L’agriculture ne peut pas être un sujet dont on parle une fois par an lorsqu’a lieu le Salon de l’agriculture ! Il est temps de prendre conscience que cette question, qui embrasse des enjeux économiques, territoriaux, démographiques, écologiques, européens, énergétiques, alimentaires, sanitaires, éducatifs, touristiques, culturels et sociaux, doit revenir au cœur du débat public et faire l’objet d’une grande politique publique. Il nous faut œuvrer pour contredire 87 ans plus tard Genzaburo Yoshino…"
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