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Le rôle du traducteur : un rôle de centaure ?

Dernière mise à jour : 25 juil. 2021



Tribune publiée par La Cause littéraire le 17 mars 2021


Le célèbre adage italien « Traduttore, traditore », - « traduire, c’est trahir » -, a tellement imprégné notre imaginaire qu’il a presque irrémédiablement entaché le rôle et la place des traducteurs. Que nous le voulions ou non, que cela soit conscient ou non, nous éprouvons une méfiance à leur égard. Ils sont suspects, douteux, peu fiables. Comment leur accorder notre confiance ? Ne font-ils pas écran entre le vrai texte et nous, entre l’écrivain et nous ? Ne manipulent-ils pas les mots, l’intention, le sens ? Ne nous trompent-ils pas ? Leurs mensonges ne sont-ils pas responsables de terribles malentendus ?


N’oublions pas que leur trahison peut aller très loin… Faites l’enquête autour de vous : tout le monde n’est-il pas encore convaincu, - alors que nous sommes au XXIe siècle -, qu’Adam et Eve ont mangé une pomme ? Si vous le croyez, vous aussi, c’est la preuve que vous avez été trahi par des traducteurs… Le verset biblique de la Genèse a été mal traduit et le mot hébraïque originel renvoie à un fruit, mais ne précise pas lequel. A quoi aurait ressemblé un monde où tout un chacun aurait su que le fruit mangé par Adam et Eve n’était pas une pomme ? L’histoire de l’art n’en aurait-elle pas été bouleversée ? Les peintres Cranach et Le Titien doivent se retourner dans leur tombe ! Sans parler de l’entreprise Apple… Se serait-elle appelée Apple ? Et quid de son logo à la pomme croquée ? Certainement pas !


Aujourd’hui encore, le peu d’hommages dont les traducteurs bénéficient témoigne de cette méfiance à leur égard. Rarement cités, ils sont comme le fantôme invisible dont on décèle la présence, mais que l’on veut mieux oublier. Ce qu’il est intéressant d’interroger, c’est la véritable teneur de cette suspicion, ainsi que ses soubassements philosophiques.


L’être humain a développé la raison, à partir du logos, dont le but originel était la compréhension du monde qui l’entoure et l’édification progressive des sciences. Or, il y a eu une forme de systématisation de ce processus et la rationalité, telle qu’elle a évolué, s’est mise à procéder par identification, puis tri et enfin, classification. De fil en aiguille, la raison s’est rigidifiée et s’est transformée en véritable usine de traitement de la réalité et de production de cases pour l’y ranger. Toute la dimension hybride de la réalité, - c’est-à-dire tout ce qui est mélangé, hétéroclite, contradictoire, mouvementé -, ne peut être traitée par la raison, puisqu’elle ne peut être identifiée, triée et classée, sans être mutilée et dénaturée. Et c’est ainsi qu’est née une terrible méfiance à l’égard de ce qui est hybride autour de nous, de ceux qui sont hybrides autour de nous. Ne pouvant les « saisir », notre rationalité nous a appris à les refouler, à les rejeter.


Le centaure[1] représente cette part de la réalité dont nous nous méfions, parce qu’elle n’entre dans aucune de nos cases. Il incarne le mélange, l’insaisissable, l’imprévisible, l’hétéroclite, le « sans-identité » ou le « trop-plein d’identités » ; en un mot, l’hybride ! Dans la littérature, la peinture ou la sculpture, ces centaures sont presque toujours représentés comme des êtres maléfiques et suspects. Or, cette image du centaure pourrait se rapprocher de celle du traducteur, qui lui aussi, n’entre dans aucune de nos cases. Il n’est pas vraiment écrivain, même s’il un rôle d’écriture. Il est impossible de coller une étiquette sur un traducteur, ni de lui attribuer une identité. Il n’entre dans aucune case, précisément parce que son rôle est de faire dialoguer les cases !


Comme cette figure hybride du centaure, il a ce rôle héroïque, parfois douloureux, de passeur entre des mondes et des visions du monde radicalement différents ; il construit des ponts entre des langues, des passerelles entre des repères, entre des imaginaires. Il a cette responsabilité de percer les frontières, de les rendre poreuses et traversables… Il a cette mission d’hybrider. En allemand, les mots pour dire « traduction », - Übersetzung et Übertragung -, expriment un passage ou un transport au-delà, de l'autre côté[2]. En hébreu, le mot « traduction » se dit « targoum », avec l’idée sous-jacente de « cible » : c’est bien l’image du centaure avec son arc et sa flèche qui s’apparente à celle du traducteur.


Comme le disait Kazuyoshi Yoshikawa[3], le traducteur de Proust en japonais, la traduction doit être assumée comme « transformation », parce que « traduire, c’est trahir, mais pour être plus fidèle à l’original ». Elle doit être assumée comme hybridation, parce que la littérature étouffe dans les cases et ne peut survivre que dans les métamorphoses. Pourquoi encensons-nous les musiciens, qui, à leur manière, sont des traducteurs des compositeurs et n’admirerions-nous pas les traducteurs, qui, à leur manière, sont des interprètes de la littérature ? Il est grand temps de rendre hommage à tous ces solistes, sans lesquels, les chefs d’œuvre ne pourraient pas traverser les frontières!


[1] Gabrielle Halpern, « Tous centaures ! Eloge de l’hybridation », Le Pommier, 2020 [2] https://www.erudit.org/fr/revues/ttr/2001-v14-n2-ttr409/000574ar/ [3] https://proustonomics.com/entretien-avec-kazuyoshi-yoshikawa/

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