Tribune de la philosophe Gabrielle Halpern
"Victor Brauner au Musée d’art moderne de Paris, Auguste Renoir au musée de l'Orangerie, Léopold Chauveau au musée d’Orsay, Marc Chagall et Giuseppe Arcimboldo au Centre Pompidou de Metz ou encore Paul Signac au Musée Jacquemart-André… Qu’ont-ils en commun, tous ces peintres, auxquels les musées ont consacré ou consacrent une exposition? Ils sont, chacun à leur manière, des artistes de l’hybride.
L’hybride, c’est le mélangé, l’hétéroclite, le contradictoire, et c’est bien tout cela que leurs œuvres portent en leur sein. Professionnels du pas de côté, ils n’ont que faire des étiquettes, de ces cases artificielles dans lesquelles on tente, à marche forcée, de faire entrer la réalité. Les monstres de Chauveau dépassent du cadre comme les cinquièmes pattes des moutons, le Congloméros de Brauner nous étourdit avec ses inconnues qui font éclater toutes nos équations, les têtes pétries de fruits ou de livres d'Arcimboldo et les série de points de Signac nous bouleversent d'illusions optiques, sans parler des chèvres, des amants et des exilés volants de Chagall.
Peu importent les catégories falsificatrices, ils mélangent le sacré et le profane, le végétal et l’animal, la peinture et la musique, la cire et la terre, l’onirique et le réel, les corps et les têtes, le naïf et le tragique. Et c’est beau ! Ils nous emportent ! Ils réveillent en nous le centaure oublié. Ils nous offrent de nouvelles combinaisons des êtres, des choses, des courants et des styles artistiques, des arts, des genres, des matériaux, comme pour nous montrer, nous rappeler, que la vie peut toujours se combiner autrement que nous l’avions prévu…
Ils n’ont que faire de notre obsession adulte de l’identité, qui nous empêche de voir le monde et qui nous fait découper la réalité en silos.
A tous ces pur-sang qui ne comprennent pas que l’on puisse être musicien et peintre, homme et femme, religieux et sensuel, monstrueux et émouvant, sauvage et métaphysique ; à tous ceux qui haïssent les mélanges et qui passent leur vie à briser les contradictions en les résolvant ; à tous ceux pour qui A est A et A ne peut pas être non-A ; à tous ces sédentaires, ces systématiques et ces catégoriques, Brauner, Chauveau, Chagall et tant d’autres viennent remémorer que le monde est fondamentalement hybride et qu’ils passent complètement à côté de lui.
Ces pur-sang, ce sont les mêmes qui méprisent de leur dogmatisme la transdisciplinarité, les partenariats publics-privés, les chercheurs dans les entreprises et les artistes dans les gouvernements. La covid-19 nous appelle pourtant à hybrider les gares et les musées (comme la Gare de Lyon avec le Petit Palais, la Gare de l'Est avec le Musée Guimet ou encore la Gare du Nord avec le musée Carnavalet) pour libérer la culture ; les juristes et les designers pour créer de nouveaux contrats et mettre le droit au service de l’innovation ; les matières pour fabriquer des matériaux inédits et durables ; le scientifique, l’économique, l’administratif et le politique pour répondre au défi sanitaire.
« Le jeu de l’art consiste à confondre les échafaudages, les nominations, les cellules, les superstructures », nous chuchote Nietzsche à l’oreille…
Croisons les secteurs, mélangeons les usages, confondons les produits et les services, brouillons tous les lieux pour en faire des tiers-lieux, métissons les métiers ! Ce n’est pas de la destruction créatrice, c’est de l’hybridation créatrice !
Les artistes sont des visionnaires, parce qu’ils ont saisi l’incroyable créativité à laquelle une approche hybride peut mener. Il ne s’agit pas de « penser hors des cases » (ie. « out of the box »), ni de « tisser » entre les cases ; il convient de briser les cases et de fabriquer sans cesse des bulles de savon.
« M’intéresser aux métamorphoses m’a préservé de devenir la victime du monde des concepts, en marge duquel je suis toujours resté », écrivait l’un des plus grands intellectuels du XXe siècle, Elias Canetti.
Cassons les cases et créons des métamorphoses, comme les artistes ! Quel incroyable chemin nous montrent-ils ! En ce temps d’épidémie, il est temps de construire de nouveaux mondes à l’aide des anciens, de percer les frontières, de faire des pas de côté, de marcher de travers, d’abolir les étiquettes et les identités qui nous enferment et de devenir nous-mêmes des centaures !"
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