Chronique publiée par La Cause littéraire le 18 août 2021
« Je suis un amphibien, un centaure (…). Je suis partagé en deux moitiés : l’une est celle de l’usine, je suis un technicien, un chimiste. L’autre, c’est celle avec laquelle j’écris (…). Être chimiste aux yeux du monde et sentir couler dans mes veines un sang d’écrivain me donne le sentiment d’avoir deux âmes dans le même corps (…). Je suis resté une impureté, une anomalie en tant qu’écrivain franc-tireur, non pas issu du monde des lettres ou de l’université, mais de celui de l’industrie », raconte le chimiste-écrivain et écrivain-chimiste, Primo Levi, à l’occasion d’un entretien.
Et si c’était le propre de tous les écrivains d’être des centaures – c’est-à-dire des figures par excellence de l’hybridation ? Leur fonction ne consiste-t-elle pas à hybrider la fiction et la réalité, à hybrider les parcours singuliers des personnages avec l’universalité de l’expérience humaine, à entrecroiser – parfois sans le vouloir – le regard d’un auteur avec la voix d’un narrateur ? A procéder à des combinaisons hétéroclites de mondes radicalement différents, voire contradictoires, par le truchement de l’imagination ?
C’est l’écrivain Elias Canetti qui nous offre la meilleure définition de l’hybridation : « jeter son ancre le plus loin possible », c’est-à-dire sortir sans cesse de soi-même et aller vers l’altérité radicale pour devenir sempiternellement autre.
Le terme hybride renvoie étymologiquement à l’idée d’une « bâtardise », à un mélange interdit, à un mariage improbable, qui a transgressé la norme, l’habitude, l’identité, l’ordre établi. Mais entendons-nous bien : ce n’est pas la nature, ni le monde, ni la réalité que l’hybride transgresse – puisque la nature, le monde et la réalité sont hybrides –, mais la manière dont nous, êtres humains, les enfermons dans des cases.
Ce que l’hybride transgresse avec violence, c’est notre manière d’aborder la réalité, en l’enfermant dans des silos. Parce que le processus d’hybridation interroge la question de l’identité (la bâtardise, le sang mêlé, c’est l’identité transgressée, c’est le « sans-identité » ou le « trop-plein d’identités »), la relation à l’autre, nos frontières mentales, notre rapport à la réalité, il se confond, par définition, avec celui que suppose la littérature.
Comments