Interview de la philosophe Gabrielle Halpern publiée dans le Webzine de OKEENEA le 14/06/21
Nous avons été interpelés par un article paru dans HUFFPOST, « Ne dites plus « inclusion » quand vous parlez de handicap ». Pour nous, l’inclusion c’est la prise en compte des besoins spécifiques de toutes les personnes, dont celles qui vivent avec un handicap ; pourquoi contestez-vous le terme « inclusion » et lui préférez-vous le terme « hybridation » ?
Le terme « inclusion » est utilisé de plus en plus couramment, mais ce nom commun est dérivé du latin inclusio, qui signifiait « emprisonnement »[1]. Cela renvoyait à la réclusion de l’ermite ou du moine. Or, aujourd’hui, lorsque l’on parle d’inclusion, on l’entend au sens d’intégration. Nous n’en avons pas conscience, mais cette image est terrible ! Quand un enfant naît dans une famille, est-ce vraiment d’inclusion, d’insertion ou d’intégration dont on parle? Non! Et pour cause : quand un enfant naît, il métamorphose tout : les rapports de force, les identités de chacun, les interactions entre les parties prenantes, les relations extérieures, les regards que l’on se porte et que l’on ne se porte pas ou encore la manière dont on se situe les uns par rapport aux autres. Il n’y a pas intégration, insertion ou inclusion… Il y a hybridation[2] ! C’est-à-dire qu’il y a une rencontre, qui conduit chacun à sortir de soi-même. Si nous reprenons l’image du Centaure, – figure de l’hybridation par excellence -, c’est précisément ce qui s’est joué : l’humain et le cheval ont dû faire un pas de côté pour créer cette tierce-figure fédératrice qu’est le centaure. Oui, il n’y a rencontre que lorsqu’il y a métamorphose de toutes les parties. S’agissant des personnes en situation de handicap, qu’il soit physique ou mental, il serait terrible de se contenter de les inclure, comme s’ils devaient se contenter de la place qu’on voudra bien leur laisser, – en prenant à leur compte tout l’effort de l’adaptation -, pourvu que cela ne change rien à nos pratiques. Il nous faut comprendre que le vrai défi est notre capacité à accepter de faire un pas de côté et de sortir de nos bonnes vieilles cases. Le handicap de l’autre, parce qu’il sort de la norme, parce qu’il « transgresse » l’absurde case que nous nous sommes forgés, réveille cette angoisse de l’inconnu. Cessons d’avoir peur et hybridons-nous ; et ce faisant, métamorphosons nos pratiques managériales, nos organisations, nos métiers, nos recrutements, nos relations professionnelles et nos innovations !
Le terme « inclusion » est utilisé de plus en plus couramment, mais ce nom commun est dérivé du latin inclusio, qui signifiait « emprisonnement »
Au lieu de parler d’une société inclusive, nous devrions plutôt parler d’une société en hybridation, puisqu’il s’agit non pas seulement d’inclure tous ceux qui sont différents, physiquement et mentalement, mais de créer les conditions d’une rencontre permettant une métamorphose réciproque. Dans les entreprises, dans les institutions publiques, dans les écoles, les universités, les laboratoires de recherche, les restaurants, les associations et les clubs, – partout ! -, il est urgent non pas seulement de donner une place à ceux qui n’entrent pas dans nos cases, mais d’accepter de se laisser transformer par eux. Ce ne sont pas eux qui doivent entrer dans nos cases ; c’est nous qui devons sortir de nos cases, puisqu’après tout, c’est nous qui y sommes emprisonnés, inclus, reclus!
N’y-a-t-il pas un paradoxe : finalement les sociétés sont par essence hybrides (sans le savoir) et recherchent l’« homogénéité » à tout prix ?
Votre question est très intéressante ! Je dirais plutôt qu’une grande part de la réalité est hybride et que cette part s’accroît de plus en plus et touche de nombreux domaines de notre vie. Bien sûr, du point de vue biologique et culturel, nous sommes tous des hybrides, – sans en avoir vraiment conscience -, mais les sociétés sont néanmoins structurées en silos, en identités, en communautés, du fait de cette pulsion d’homogénéité qui est à l’œuvre à la fois au niveau individuel et au niveau collectif.
Quelques mots sur cette idée de « pulsion d’homogénéité »[3] que j’ai développée dans mes travaux de recherche : concrètement, cette pulsion nous conduit à ne fréquenter que des gens qui nous ressemblent, à ne nous intéresser qu’à ce que nous connaissons déjà, à ne nous abonner sur les réseaux sociaux qu’à des comptes correspondants au nôtre, et ainsi construisons-nous autour de nous une bulle homogénéisante. Cette pulsion nous pousse vers une quête absurde de « pureté » ; elle nous pousse à homogénéiser tout ce et ceux que nous rencontrons, pour ne surtout pas avoir à assumer leur altérité, leur différence. Cette pulsion, qui peut rassurer et apporter un sentiment de protection, est en chacun d’entre nous et il est difficile de lui résister. C’est un travail de tous les jours de la combattre ; une pierre de Sisyphe qu’il faut sans cesse hisser jusqu’au sommet de la montagne. Intrinsèquement, à cause de notre terreur de l’incertitude, nous avons une incapacité à assumer pleinement et naturellement la singularité, la diversité, l’altérité. Dans son ouvrage, Masse et Puissance, l’un des plus grands penseurs européens du XXe siècle, Elias Canetti nous explique que l’être humain redoute plus que tout au monde le contact de l’inconnu, et que toutes les distances, tous les comportements qu’il adopte sont dictés par cette phobie du contact. C’est au sein de la masse uniformisante seulement que l’homme a l’impression qu’il peut être libéré de cette phobie. Et ainsi aboutissons-nous à cela : l’émergence de communautés, de groupes, fondés sur un principe d’identité et dont les membres sont donc identiques les uns aux autres. Tout élément, toute personne, toute idée hétéroclite ou hétérogène, est repoussé et rejeté, car pouvant être perçu comme une menace contre l’homogénéité rassurante que le collectif a édifiée et dans laquelle il s’est retranché et emprisonné. C’est en vertu de cette pulsion d’homogénéité que l’être humain a toujours voué un culte à l’identité – du latin identitas, « qualité de ce qui est le même »[4] – et s’est toujours méfié de tout ce qui est hybride autour de lui.
En quoi l’hybridation est-elle une chance pour notre société ?
Tout d’abord, un point de définition : l’hybride, c’est ce qui est hétéroclite, contradictoire, mélangé, insaisissable ; c’est tout ce qui n’entre pas dans nos cases. L’hybridation, c’est le mariage improbable, c’est-à-dire la rencontre entre des choses, des gens, des métiers, des idées, des mondes radicalement différents. Mais pour qu’une rencontre ait lieu, pour que l’hybridation se fasse vraiment, il ne faut pas seulement les juxtaposer, il faut travailler à leur métamorphose réciproque.
Le monde est effectivement de plus en plus hybride et cette grande tendance touche presque tous les domaines de notre vie… Prenez les villes : les projets de végétalisation se multiplient, les fermes urbaines, les potagers, les élevages d’animaux sur les toits des bâtiments se développent au point que la frontière entre les villes et les campagnes tend à devenir de plus en plus ténue. La case « ville » explose. Cette hybridation de la nature et de l’urbanisme se fait parallèlement à celle des produits et des services proposés par les entreprises. Si nous étions avant dans une société industrielle et que nous sommes passés à une société de services, il devient difficile aujourd’hui de distinguer les deux et ils s’hybrident dans ce que l’on pourrait appeler une société des usages ou des relations. Ces innovations par hybridation vont bouleverser les entreprises, les métiers, les secteurs, les marchés et la notion même de concurrence. Les écoles, les universités, les laboratoires de recherche, les entreprises, les administrations publiques commencent, partout et de plus en plus, à collaborer de manière plus étroite ; ce qui accroît le nombre de doubles diplômes, brouille les fiches de poste et les métiers et chamboule les modèles organisationnels et les identités professionnelles. La case « travail » doit être complètement revisitée. Les objets n’échappent pas à la règle et s’hybrident également : le téléphone, pour prendre l’exemple le plus trivial, est aussi un réveil, une radio, un scanner et un appareil-photo. Il est paradoxalement, et tout à la fois, un espace/temps de loisir et de travail. Les territoires, eux, voient se multiplier les « tiers-lieux » : des endroits insolites qui mêlent des activités économiques de services, avec de la recherche, des startups, de l’artisanat, de l’innovation sociale ou encore des infrastructures culturelles. Par ailleurs, les entreprises prennent de plus en plus conscience de leur responsabilité sociétale ; et l’économie sociale et solidaire, une économie hybride par excellence – puisqu’il s’agit d’hybrider des logiques économiques et des logiques sociales et solidaires – pourrait bien devenir le modèle économique de demain. Les modes de consommation et de commercialisation suivent également cette grande tendance à l’hybridation et l’on voit émerger de nouveaux types de magasin où il ne s’agit plus seulement de vendre et d’acheter, mais également de jouer, de se cultiver, de se rencontrer…
« Nous commençons à comprendre que l’hybridation peut être une chance pour les individus, pour les entreprises et les institutions publiques, comme pour la société. Elle nous rend meilleurs, plus intelligents, moins intolérants, moins dogmatiques, plus humbles et plus agiles. »
A mon sens, cette hybridation à laquelle nous assistons est le signe positif que nous commençons à apprivoiser notre peur de l’incasable et que nous sommes enfin prêts à renoncer à nos vieilles catégories rassurantes. La crise sanitaire a accéléré encore plus cette tendance, mais cette dernière était à l’œuvre bien avant l’arrivée du virus dans nos vies. Cette hybridation qui s’accélère peut nous rendre optimistes face à l’avenir !
Petit à petit, nous commençons à comprendre que l’hybridation peut être une chance pour les individus, pour les entreprises et les institutions publiques, comme pour la société. Elle nous rend meilleurs, plus intelligents, moins intolérants, moins dogmatiques, plus humbles et plus agiles. Mon livre est une invitation à nous réconcilier avec la réalité, grâce à cette pensée de l’hybride.
Avec l’avènement du digital on assiste à une hyperpersonnalisation des services rendus, des produits proposés et de l’information dispensée. Cela va donc dans le bon sens malgré tout ?
« Certains pourraient penser que l’hyperpersonnalisation va renforcer l’individualisme ; je suis convaincue du contraire. »
Nous entrons effectivement à l’ère du sur-mesure et de la personnalisation ; la mode consistant de plus en plus à ne pas suivre la mode. Les entreprises, modelées jusqu’à présent par la société industrielle, étaient basées sur le standard : la grégarité consumériste. Là encore, la pulsion d’homogénéité était à l’œuvre ! C’est la fameuse phrase d’Henry Ford : « le client peut choisir la couleur de sa voiture, pourvu que ce soit noir ». Toute l’industrie était fondée sur la croyance en l’homogénéité. Mais aujourd’hui, les choses changent et la voiture du futur, la voiture véritablement hybride, sera celle qui sera basée sur la singularité ; c’est à mon sens une excellente nouvelle ! Certains pourraient penser que l’hyperpersonnalisation va renforcer l’individualisme ; je suis convaincue du contraire. L’individualisme naît souvent lorsque l’individu ne se sent pas respecté dans sa singularité et ressent le groupe comme une menace ; à partir du moment où il peut enfin l’exprimer, le collectif reprend du sens. Il faut donc se réjouir de ce signal faible qui fait écho à l’hybridation : l’hybridation est le contraire de la standardisation… Pour le dire autrement, chaque centaure est unique et cette unicité est sacrée !
Le mot de la fin ?
Au fond de nous, nous savons bien que nous sommes tous des centaures, insaisissables, contradictoires, hétéroclites, en perpétuelle métamorphose… Il est donc temps de s’assumer en tant que centaures ! Alors, n’ayons pas peur des mariages improbables : hybridons-nous, hybridons tout !
[2] Gabrielle Halpern, « Tous centaures ! Eloge de l’hybridation », Le Pommier, 2020
[3] Gabrielle Halpern, Penser l’hybride », Thèse de doctorat en philosophie, 2019.
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