
A l'occasion de son déplacement en Lettonie pour ses travaux de recherche , la philosophe Gabrielle Halpern a échangé avec Mathieu Leporini, directeur de l’Institut français de Lettonie et Conseiller de coopération et d’action culturelle de l’Ambassade de France en Lettonie autour de la question de la coopération culturelle. Partant du propos développé dans le tout dernier livre de Gabrielle Halpern "Créer des ponts entre les mondes – Une philosophe sur le terrain" (Fayard), cet entretien a donné lieu à une note publiée par la Fondation Jean Jaurès.
Alors que de grandes transformations géopolitiques s’accélèrent dans le monde et que de nouvelles relations internationales s’établissent, il est intéressant de s’interroger sur la notion de « coopération culturelle » : a-t-elle toujours le même sens aujourd’hui qu’hier ? Aura-t-elle toujours le même sens demain ? Qu’apporte-t-elle aux relations internationales et aux pays eux-mêmes ? La France dispose d’un grand réseau d'Instituts français dans le monde ; ces Instituts sont des lieux d’organisation de débats d’idées et d’événements culturels, d’enseignement et de culture de la langue française, de développement de partenariats institutionnels entre écoles, universités, réseaux culturels, artistiques, scientifiques. En quoi les Instituts français participent-ils des liens noués entre la France et les autres pays ? Comment les repenser à l’avenir ?

"Les pays ne sont pas si différents des êtres humains et nous avons beau développer les technologies les plus sophistiquées, nous faisons toujours face à cette question difficile de la juste relation à l’autre. Cela fait depuis plus de quinze ans[1] que je réfléchis à cette question ; et j’ai forgé, pour y répondre, le concept d’hybridation au centre duquel j’ai placé la figure mythologique du centaure[2], - personnage mi-homme mi-cheval -, hybride par excellence. Le centaure est très intéressant pour réfléchir à la question de la relation à l’autre. Dans le centaure, quelle est la relation entre la partie humaine et la partie chevaline ? Sont-elles dans une relation de fusion où l’on ne sait plus qui est qui ? Sont-elles dans une relation de juxtaposition où elles coexistent, mais chacune mène sa propre vie dans l’indifférence de l’autre ou sont-elles dans une relation d’assimilation, c’est-à-dire qu’il y a une partie qui essaie de prendre le pas sur l’autre et de la faire disparaître? La fusion, la juxtaposition et l’assimilation sont les trois pièges de la relation à l’autre ; et cela est vrai en amour, en amitié, dans les relations professionnelles ou en géopolitique. Quelle est alors la juste relation à l’autre ? L’hybridation, justement, ce n’est ni la fusion, ni la juxtaposition, ni l’assimilation ; le centaure n’entre dans aucun de ces pièges. Il existe une quatrième voie, qui est ce que j’appelle la « métamorphose réciproque »[3]: c’est-à-dire que pour obtenir un centaure, il ne suffit pas de mettre un homme sur un cheval, mais il faut que chacune des parties fasse un pas de côté pour aller vers l’autre, se métamorphose au contact de l’autre, et alors seulement il y aura rencontre. L’hybridation est d’abord une éthique de la relation à l’autre. Si l’on transpose cette réflexion aux questions diplomatiques, cela se traduirait ainsi :
· La première diplomatie est celle du miroir : deux pays se comparent dans le but d’effacer leurs différences et de se ressembler… C’est la rencontre d’uniformisation qui mène à la fusion, donc à une forme de disparition de la singularité des deux pays ;
· La deuxième diplomatie est celle de la juxtaposition : deux pays coexistent, dans l’indifférence de la relativité. C’est la rencontre qui n’a pas lieu ;
· La troisième diplomatie est celle de l’assimilation ou de la confrontation : deux pays entrent en concurrence avec l’ambition de faire disparaître l’autre, en l’assimilant. C’est la rencontre qui anéantit l’autre.
La tierce-diplomatie par l’hybridation pourrait faire émerger une nouvelle philosophie des relations internationales. Il ne s’agit ni de fusionner, ni de coexister sans se voir, ni de s’affronter ; mais de s’hybrider, c’est-à-dire d’imaginer une combinaison permettant de se transformer et de se féconder l’un l’autre sans menacer la singularité de chacun", Gabrielle Halpern
"Vous soulignez avec justesse que la coopération ne doit pas être une simple question de fusion, de juxtaposition ou d’assimilation. C'est précisément cette complexité de la relation que nous tentons d’atteindre dans nos actions à l’Institut français de Lettonie, mais également dans les ambassades, où chaque projet, chaque partenariat, est l’occasion d’une rencontre authentique avec l'autre. La coopération culturelle, qu’elle soit bilatérale ou multilatérale, doit toujours commencer par cette rencontre horizontale, respectueuse des spécificités de chaque culture, et qui permet à chacune des parties de se métamorphoser à son tour. C’est de cette manière que nous pouvons effectivement imaginer un « pont » véritable, qui ne soit ni une voie unilatérale, ni une superposition d’intérêts", Mathieu Leporini
"Par leurs actions, les Instituts français pourraient s’inscrire encore plus profondément dans cette philosophie de l’hybridation, en créant des ponts non pas seulement entre établissements universitaires ou entre institutions artistiques et culturelles, mais entre des acteurs locaux qui semblent n’avoir pas grand-chose à voir ensemble et qui pourraient, par leur rencontre, créer ensemble de nouveaux mondes. Pourquoi ne pas créer des ponts entre l’opéra ici et l’hôpital là-bas, entre la bibliothèque là-bas et l’incubateur de startups ici, entre le musée des arts décoratifs ici et la maison de retraite là-bas ? La coopération culturelle pourrait se renouveler et se densifier en s’instillant là où l’on n’a pas forcément l’idée de la trouver… Cette hybridation de la coopération culturelle ne serait pas alors seulement bénéfique à la relation bilatérale entre les deux pays concernés, mais également à chaque pays en lui-même, en provoquant des rencontres improbables entre acteurs locaux. L’Institut français, comme tiers de confiance, jouerait alors un rôle de centaure ; initiateur de métamorphoses réciproques", Gabrielle Halpern
[1] Gabrielle Halpern, Penser l’Hybride, Thèse de doctorat en philosophie, soutenue à l’Ecole Normale Supérieure en 2019 ; http://www.theses.fr/2019LYSEN004
[2] Gabrielle Halpern, « Tous centaures ! Eloge de l’hybridation », Le Pommier, 2020.
[3] Gabrielle Halpern, « Créer des ponts entre les mondes – Une philosophe sur le terrain », Fayard, 2024.

Lire la note en intégralité: https://www.jean-jaures.org/publication/la-cooperation-culturelle-lart-de-creer-des-ponts-entre-les-mondes
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