La philosophe Gabrielle Halpern a tenu une conférence de rentrée auprès des équipes des régions Pays de la Loire et Bretagne des Compagnons du Devoir et du Tour de France, à Angers, afin de partager avec elles sa philosophie de l'hybridation et ses implications pour repenser le monde du travail, l'engagement de la jeunesse, la formation, les liens avec les territoires ou encore les lieux d'apprentissage.
Après la conférence, un échange à bâtons rompus avec les participants leur a permis d'explorer collectivement ces problématiques plus avant, ainsi que des pistes de réflexion.
"J’ai toujours eu un grand respect, une immense admiration pour les métiers de l’artisanat, parce qu’ils sont le plus en prise avec le réel, parce qu’ils nous rappellent combien notre corps et notre cerveau sont liés, contrairement à ce que certains philosophes ont voulu nous faire croire, et qu’il y a dans l’intelligence de la main, dans la rigueur du geste, une puissance qui ennoblit l’être humain. L’ouvrier, l'artisan est celui qui accueille la matière, - une forme d’hospitalité à l’égard de la réalité quand tant de nos fantasmes, tans de nos comportements, tant de nos désirs de puissance voudraient en faire fi, surtout à l’heure du culte de la réalité virtuelle. La dichotomie entre les métiers manuels et les métiers intellectuels est un scandale ; quand est-ce que l’Ecole Normale Supérieure fera un partenariat avec les Compagnons du devoir ? Quand aurons-nous des initiations obligatoires aux métiers de l’artisanat dans toutes les écoles ? Quand comprendrons-nous enfin que la France a un trésor, à travers ses artisans, et que ce sont eux qui forgent son rayonnement ? Quand apporterons-nous aux artisans la considération qu’ils méritent?", Gabrielle Halpern
"Du point de vue philosophique, l’artisanat a de grandes leçons à nous apporter. Le philosophe des Lumières, Denis Diderot, faisait d’ailleurs un éloge des valeurs de l’artisan, en disant que l'artisan est tout simplement celui qui veut bien faire son travail. C’est ce qui a conduit le sociologue américain Richard Senett[1] à établir un lien entre les valeurs de l’artisanat et celles de la citoyenneté, dans ses travaux de recherche. Il écrit que « la société souffre du clivage entre théorie et pratique, l’artiste et l’artisan, l’intellect et la technique. Mais il n’y a pas d’art sans métier. L’artisanat désigne le désir de bien faire son travail en soi ; c’est donc un modèle pour la société ». Or, comme l’explique Richard Sennett, il y a dans les métiers manuels, une « philosophie de l’expérience », puisqu’ils inaugurent un dialogue perpétuel avec les matériaux, avec la matière, avec le réel. C’est la raison pour laquelle les métiers de l’artisanat sont des métiers qui ont du sens. Alors que l’on parle de plus en plus de la recherche de sens des jeunes générations, - qui l’auraient donc perdu ou pas encore trouvé -, il me semble que cette perte de sens est également liée à notre déconnexion de plus en plus criante d’avec la matière. A force d’être dans des métiers « irréels » ou « virtuels », le sens a disparu. Aujourd'hui, nous entrons dans une forme de culte du startupper et on oublie que le premier entrepreneur, le premier innovateur, c'est l'artisan. L’atelier de l’artisan est comme un laboratoire de recherche, il est dans une logique exploratoire permanente. Sans compter qu’il est en prise directe et immédiate avec l’impact de son action sur la matière et avec l’impact de son action sur son client. L'artisan a donc beaucoup à nous apprendre et il peut être l’une des figures du XXIe siècle. Tout cela, évidemment, est à construire et constitue un énorme sujet, qui est sociétal, mais aussi politique. Quand les décideurs publics prendront-ils la mesure de ce que représente l’artisanat ? Quand est-ce que les artisans sortiront de l’angle mort des politiques ?", Gabrielle Halpern
[1] Richard Sennett, Ce que sait la main - La culture de l’artisanat, Albin Michel, 2010.
"Notre société crève des silos qui nous divisent, des étiquettes que nous passons nos vies à coller sur les uns et les autres, des cases où nous enfermons les autres et où nous nous enfermons. Nous avons passé des siècles à voir le monde d'une manière morcelée, cela a influé sur nos métiers, notre organisation du travail, nos industries, sur le développement de nos sciences, de nos formations, de nos politiques publiques, sur l’organisation de nos filières ou encore sur nos territoires. N'est-il pas temps de créer des ponts entre les mondes? Et si l’hybridation était la grande tendance du monde qui vient? L’hybridation, c’est le mariage improbable! C’est le fait de mettre ensemble des choses, des secteurs, des activités, des métiers, des destinations, des personnes, des usages, des compétences, des matériaux, des territoires, des imaginaires, des générations, qui, a priori n’avaient pas grand-chose à voir ou à faire ensemble, voire qui pouvaient sembler contradictoires, et qui, ensemble, vont donner lieu à de nouveaux usages, de nouveaux lieux, de nouveaux métiers, de nouveaux modèles, de nouveaux territoires… De nouveaux mondes, en somme!", Gabrielle Halpern
Pupitre devant lequel la philosophe Gabrielle Halpern a tenu sa conférence et ayant nécessité 780 heures de travail de la part d'un Compagnon... @DR
Pour en savoir plus: https://compagnons-du-devoir.com
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